Nous supposions précédemment que le cinéma semblait regrouper plusieurs éléments matériels spécifiques des arts romantiques. Voyons ce qu’il en est.

Le cinéma, un mélange de peinture, de musique et de poésie ?

Le peintre esquisse la silhouette d’une femme, d’un badaud ou d’un enfant. Il imagine une réception somptueuse, rougit les pommettes du marié et rehausse le bleu de son costume. Si le réalisateur ne peut évidemment utiliser de peinture, il partage avec le peintre cet art de la mise en scène. La peinture, comme le cinéma, créent des images. Les deux choisissent la lumière, les personnages, l’angle de vue. Chacun raconte une histoire en images. Et n’oublions pas qu’un film n’est rien d’autre qu’une succession d’images à très haute cadence. Finalement, le peintre crée des tableaux tandis que le réalisateur crée des tableaux vivants.

De la même manière, la musique d’un film est précieuse. Tant et si bien qu’elle peut à elle seule raconter notre histoire. Lors du triel mythique opposant le bon, la brute et le truand, cinq longues minutes nous séparent du dénouement. Pas un seul mot n’est prononcé par les protagonistes, et pourtant, une tension insoutenable s’empare du spectateur portée par la musique d’ Ennio Morricon. Quelques accords suffisent à suggérer ce que des images ne pourraient montrer. Pour cela, pas besoin d’envolées symphoniques. Deux notes, un motif binaire répété à l’infini de manière crescendo et le spectateur sait qu’un requin n’est pas loin!  

Les dialogues et la poésie partagent le goût du mot juste, du mot tendre, du mot d’esprit…Les répliques cultes du cinéma soulignent l’importance des échanges et de la langue au cinéma. En outre, les adaptations cinématographiques de pièces de théâtre offrent régulièrement quelques joutes verbales et discours enflammés parmi les plus grisants du cinéma. On savoure avec allégresse chaque mot asséné par Gérard Depardieu dans son rôle de Cyrano de Bergerac  “ Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres, / Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres / Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !”. 

Pour autant, peut-on parler d’art total ? 

Ricciotto Canudo voyait dans le cinéma la synthèse ultime de tous les arts. Cette affirmation ne nous convient pas. Quand un film nous marque, nous nous rappelons une réplique, une cascade impressionnante, un air entêtant. Un film n’est pas la pleine réalisation de chaque art. Parfois même, l’aspect visuel ou sonore est-il complètement absent. Le Brasier Shelley, un film réalisé par Ludovic Chavarot et Céline Ters, propose une expérience pour le moins originale: un film sans images. C’est un voyage purement sonore où les images se créent non plus à l’écran mais dans notre imaginaire. De la même manière, les films muets ne permettent pas d’accompagner les images d’une bande son. L’attention du spectateur se porte alors sur une gestuelle, un décor ou un jeu de lumière. La forme matérielle du film ne pouvant garantir la pleine réalisation des trois arts composant l’art romantique, il serait maladroit d’en parler comme d’un art total. 

Quelle adéquation entre l’Idée et la forme dans un film ?

Qu’est-ce qui fait l’âme d’un film? Sans quoi ne pourrait-il plus exister? Est-ce l’aspect visuel, musical ou bien lyrique? Est-ce l’histoire? Dans la poésie, l’Idée tend à dépasser le support matériel. La signification du mot importe davantage que le mot lui-même, c’est-à-dire davantage que l’inflexion, la manière dont il est prononcé. Hegel pense la poésie comme l’art le plus avancé à l’égard de l’Idée – entendez par là, l’art qui s’affranchit le plus de son corps matériel. Peut-on en dire autant du film? L’histoire importe-t-elle davantage que son support ? 

Nous pensions d’abord placer le cinéma à la suite des cinq premiers arts. Pourtant, au regard de cette analyse, il semble que le cinéma ne soit peut-être pas la forme artistique la plus détachée de toute matérialité. Au contraire, la poésie et la musique s’affranchissent davantage de leur support, là où le cinéma nécessite un écran et même une salle de projection pour exister. Nous “allons” au cinéma et c’est là la grande différence avec les plateformes de streaming. Un long-métrage de cinéma s’accompagne de cette expérience en salle qui est une dimension essentielle de cet art. 

Ainsi, le peintre a besoin d’une toile et le cinéma d’un écran. Peut-être que Hegel aurait attribué la quatrième place au cinéma. En effet, il demeure plus abstrait que la peinture, qui nécessite une toile, des pigments; là ou le cinéma nécessite une technologie plus diffuse. Toutefois il maintient un support matériel plus concret que la musique et la poésie. 

En conclusion: à bas le septième art, vive le quatrième !